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Read the book: «Poèmes de Walt Whitman», page 6

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A UNE LOCOMOTIVE EN HIVER

 
Je te veux pour mon chant,
Toi, telle que tu m’apparais à cet instant même, dans la bourrasque qui s’avance, la neige, le jour d’hiver qui décline,
Toi, avec ton armure, ta double palpitation cadencée et ton battement convulsif,
Ton corps noir et cylindrique, tes cuivres brillants comme de l’or, ton acier brillant comme de l’argent,
Tes lourdes barres latérales, tes bielles d’accouplement parallèles qui tournent et font la navette à tes flancs,
Ton halètement et ton grondement rythmiques, qui tantôt s’enflent, tantôt décroissent dans le lointain,
Ton grand réflecteur en saillie fixé à ton avant,
Tes oriflammes de vapeur qui flottent, longues et pâles, teintées de pourpre légère,
Tes épais nuages noirs vomis par ta cheminée,
Ton ossature bien jointe, tes ressorts et tes soupapes, le scintillement de tes roues qui tremblent,
Ton train de voitures derrière, qui te suivent gaiement obéissantes,
A travers la tempête ou le calme, tantôt rapides, tantôt ralenties, courant toujours et sans défaillances;
Type du monde moderne—emblème du mouvement et de la puissance—pouls du continent,
Viens cette fois seconder la Muse et t’amalgamer à cette strophe, telle qu’ici même je te vois,
Avec la bourrasque et les coups de vent qui cherchent à te refouler et la neige qui tombe,
Le jour, la cloche que tu fais sonner, pour avertir, jetant ses notes,
La nuit, tes lanternes muettes oscillant à ton front.
 
 
Beauté à la voix féroce!
Roule à travers mon chant avec toute ta musique sauvage, avec tes lanternes oscillantes la nuit,
Avec ton rire au sifflement fou qui retentit et roule comme un tremblement de terre, réveillant tout,
Complète est la loi de toi-même, tu suis infrangiblement la voie qui est tienne,
(La douceur bonasse n’est pas tienne, ni le larmoiement des harpes ni les fadaises du piano),
Tes trilles de cris perçants, les rocs et les collines te les renvoient,
Tu les jettes par delà les prairies vastes, à travers les lacs,
Vers les cieux libres,—effrénés, joyeux et forts.
 

MANNAHATTA

 
Je demandais quelque chose de caractéristique et de parfait pour ma ville,
Lorsque, voyez! le nom que lui donnèrent les aborigènes à mes yeux surgit.
 
 
Je vois à présent ce que peut contenir un nom, un mot liquide, sain, réfractaire, musical, hautain,
Je vois que le nom qui convient à ma cité est ce mot venu de jadis,
Parce que je vois ce mot appuyé dans les creux des baies, superbe,
Opulent, tout autour ceinturé de voiliers et de vapeurs pressés l’un contre l’autre, je vois une île de vingt-cinq kilomètres de long, avec le plein roc comme base,
Les rues sans nombre avec leurs foules, les hauts végétaux de fer, sveltes, forts et légers, qui jaillissent splendidement de son sol vers les cieux clairs,
Les marées qui affluent rapides et amples, les marées tant aimées de moi, à l’heure où le soleil se couche,
Les courants marins qui s’épanchent, les petites îles, les grandes îles avoisinantes, les hauteurs, les villas,
Les mâts innombrables, les blancs côtiers, les allèges, les bacs, les noirs paquebots aux formes parfaites,
Les rues du bas de la ville, les boutiques des soldeurs, les bureaux des armateurs et des changeurs, les rues qui bordent la Rivière,
Les immigrants qui arrivent, quinze ou vingt mille en une semaine,
Les camions voiturant les marchandises, la mâle race des conducteurs de chevaux, les marins au visage halé,
L’air estival, le soleil qui brille éclatant, et les nuages qui flottent là-haut,
Les neiges de l’hiver, les clochettes des traîneaux, les glaçons dans la Rivière qu’apporte le flux ou qu’emporte le reflux,
Les ouvriers de la ville, les maîtres, aux nobles proportions, au visage magnifique, qui vous regardent bien en face,
Les trottoirs encombrés, les voitures, Broadway, les femmes, les magasins et les curiosités,
Un million d’habitants, aux manières libres et fières, à la voix franche, accueillants—les jeunes gens les plus braves et les plus cordiaux,
Ville des flots précipités et écumants! Ville des faîtes et des mâts!
Ville posée parmi les baies! Ma ville!
 

TOUT EST VÉRITÉ

 
O l’homme de foi molle que je fus si longtemps,
Moi qui me suis tenu à l’écart, qui ai si longtemps refusé d’accepter tels détails,
Qui sais seulement aujourd’hui que la vérité est un tout compact et qu’elle est répandue dans tout,
Qui découvre aujourd’hui qu’il n’est pas de mensonge ni de forme de mensonge, et qu’il ne peut y en avoir, qui ne se développe de lui-même aussi fatalement que la vérité d’elle-même,
Ou qu’aucune loi de la terre ou qu’aucun produit naturel de la terre ne se développe.
 
 
(Chose singulière, que peut-être on ne peut comprendre immédiatement, mais qu’il faut comprendre,
Je sens moi-même que je représente les mensonges tout autant que le reste,
Et que l’univers les représente.)
Où donc un résultat parfait a-t-il manqué, sans souci des mensonges comme des vérités?
Est-ce sur la terre ou dans l’eau ou dans le feu? Est-ce dans l’esprit de l’homme? Ou dans la chair et le sang?
 
 
En méditant parmi les menteurs et en me réfugiant austèrement en moi-même, je vois qu’en réalité il n’y a pas de menteurs ni de mensonges après tout,
Et que rien ne manque de produire son résultat parfait, et que ce qu’on appelle des mensonges sont des résultats parfaits,
Et que chaque chose représente exactement elle-même et ce qui l’a précédée,
Et que la vérité comprend tout et qu’elle est tout, aussi compacte que l’espace est compact,
Et qu’il n’y a ni une paille ni un vide dans la somme de la vérité, mais que tout est vérité sans exception;
Et je m’en irai désormais célébrer toute chose que je verrai ou serai,
Et chanter et rire, sans rien renier.
 

EXCELSIOR

 
Quel est celui qui est allé le plus loin? Car je voudrais aller plus loin,
Et quel est celui qui a été le plus juste? Car je voudrais être l’homme le plus juste de la terre,
Et quel est celui qui a été le plus prudent? Car je voudrais être le plus prudent,
Et quel est celui qui a été le plus heureux? O je crois que c’est moi—je crois que personne n’a jamais été plus heureux que moi,
Et quel est celui qui a tout prodigué? Car je prodigue sans cesse ce que j’ai de plus précieux,
Et lequel, le plus fier? Car je crois que j’ai lieu d’être le plus fier fils vivant—car je suis le fils d’une cité où les muscles sont fermes et où les maisons dardent leurs faîtes altiers,
Et lequel, hardi et loyal? Car je voudrais être le vivant le plus hardi et le plus loyal de l’univers,
Et lequel, bienveillant? Car je voudrais montrer plus de bienveillance que tous les autres,
Et quel est celui qui a éprouvé l’affection du plus grand nombre d’amis? Car je sais ce que c’est que d’éprouver l’affection passionnée d’amis nombreux,
Et quel est celui qui possède un corps parfait et énamouré?
Car je ne crois pas que quelqu’un possède un corps plus parfait et plus énamouré que le mien,
Et quel est celui qui pense les plus vastes pensées? Car je voudrais embrasser ces pensées,
Et quel est celui qui a fait des hymnes à la mesure de la terre? Car un désir fou me possède jusqu’à l’extase dévorante de faire des hymnes de joie pour la terre entière.
 

PENSÉES

 
Je songe à l’opinion publique,
Au commandement tôt ou tard prononcé d’une voix calme et froide, (combien impassible! combien sûr et final!)
Au Président, le visage pâle, se demandant en secret: Que dira le peuple à la fin?
Aux Juges frivoles, aux Parlementaires, aux Gouverneurs, aux Maires corrompus—à tous ces gens se voyant un jour impuissants et à découvert,
Aux prêtres marmonnant et pleurnichant, (bientôt, bientôt abandonnés de tous),
Au déclin, d’une année à l’autre, du respect religieux, et des sentences émanées des fonctionnaires, des codes, des écoles,
A la montée toujours plus haute et plus forte et plus large des intuitions des hommes et des femmes, à la montée du sentiment de la haute Estime de Soi-même et de la Personnalité;
Je songe au vrai Nouveau Monde—aux Démocraties resplendissantes dans leur totalité,
A la politique, aux armées, aux marines se conformant à elles,
A leur rayonnement solaire—à leur lumière inhérente, supérieure à toutes les autres,
A l’enveloppement de toute chose par elles, d’où toute chose émanera.
 

INTERMÉDIAIRES

 
Ils surgiront en ces Etats,
Ils traduiront la Nature, les lois, la vie du corps et le bonheur,
Ils illustreront la Démocratie et le Cosmos,
Ils absorberont les nourritures, ils aimeront, ils recevront l’impression des choses,
Ils seront des femmes et des hommes complets, ils seront souples et musclés dans leur attitude, l’eau sera leur breuvage, pur et limpide sera leur sang,
Ils aimeront immensément les matérialités et la vue des produits, ils aimeront à voir les quartiers de bœuf, le bois de construction, les farines de Chicago, la grande cité,
Ils s’entraîneront à paraître en public pour devenir des orateurs et des oratrices,
Fortes et douces seront leurs paroles, des poèmes et des matériaux de poèmes découleront de leurs vies, ils seront des créateurs et des découvreurs,
D’eux et de leurs ouvrages sortiront de divins messagers pour communiquer des évangiles,
Les personnes, les événements, les souvenirs seront communiqués en des évangiles, les arbres, les animaux, les eaux le seront également,
La mort, l’avenir, la foi invisible, tout sera communiqué.
 

ESPRIT QUI AS FAÇONNÉ CETTE NATURE
(Ecrit à Platte Cañon, Colorado)

 
Esprit qui as façonné cette nature,
Ces farouches et rouges entassements de rocs éboulés,
Ces pics téméraires aspirant à escalader le ciel,
Ces gorges, ces ruisseaux clairs et turbulents, cette fraîcheur nue,
Cette ordonnance barbare et chaotique, dictée par des raisons qui sont en elle,
Je te connais, esprit sauvage—nous avons intimement conversé ensemble,
Car en moi aussi apparaît cette même ordonnance barbare, dictée par des raisons qui sont en elle;
N’a-t-on pas porté contre mes poèmes l’accusation qu’ils avaient négligé l’art?
Qu’ils ne s’étaient pas souciés de fondre en eux-mêmes ses règles précises et sa délicatesse?
Qu’ils avaient oublié la cadence des lyriques, la grâce du temple ouvragé à l’infini, avec ses colonnes et ses arceaux polis?
Mais toi qui te révèles ici—esprit qui as façonné cette nature,
Mes chants ne t’ont pas oublié.
 

AU SOLEIL COUCHANT

 
Splendeur du jour qui s’achève, splendeur qui me porte et m’emplit,
Heure prophétique, heure ressuscitant le passé,
Moment qui m’enfle la gorge, pour que toi, divine moyenne,
Vous, terre et vie, jusqu’à ce que le dernier rayon luise, je vous chante.
 
 
La bouche entr’ouverte de mon âme publie le bonheur,
Les yeux de mon âme contemplent la perfection,
La vie naturelle de mon être loue fidèlement les choses,
Confirme à jamais le triomphe des choses.
 
 
Glorieuse est toute existence!
Glorieux ce que nous nommons l’espace, sphère hantée par des esprits sans nombre,
Glorieux le mystère du mouvement chez les êtres, même chez le plus chétif insecte,
Glorieux l’attribut de la parole, les sens et le corps,
Glorieuse la lumière qui passe en cet instant—glorieux le pâle reflet qu’elle jette sur la nouvelle lune dans l’ouest du ciel,
Glorieux tout ce que je vois, entends ou touche, jusqu’à la dernière chose.
 
 
Le bien est dans tout,
Dans le contentement et l’équilibre des animaux,
Dans le retour annuel des saisons,
Dans la jovialité de la jeunesse,
Dans la force et l’ardeur épanouie de l’âge viril,
Dans la grandeur et l’exquise perfection de la vieillesse,
Dans les perspectives magnifiques de la mort.
 
 
L’émerveillement de partir!
L’émerveillement d’être ici!
Lancer du cœur le sang commun à tous et innocent!
Aspirer l’air, combien délicieux!
Parler—marcher—prendre quelque chose avec la main!
Me disposer à dormir, à me coucher, et regarder ma chair rosée!
Avoir le sentiment de mon corps, si heureux, si ample!
Etre cet incroyable Dieu que je suis!
Etre allé parmi d’autres Dieux, ces hommes et ces femmes que j’affectionne.
 
 
L’émerveillement de voir comme je profère la louange exaltée de vous et de moi-même!
Comme mes pensées jouent subtilement en face des spectacles qui m’environnent!
Comme les nuages passent silencieusement au-dessus de ma tête!
Comme la terre précipite sa course toujours et toujours!
Comme l’eau joue et chante! (elle est sûrement douée de vie!)
Comme les arbres s’élèvent et se tiennent droits, avec leurs troncs vigoureux, avec leurs branches et leurs feuilles!
(Il y a certainement quelque chose de plus dans chaque arbre, quelque âme vivante.)
 
 
O prodige des choses—jusqu’à la plus petite parcelle!
O spiritualité des choses!
O accents, ô musique qui flottent à travers tous les âges et les continents et nous parviennent aujourd’hui, à moi et à l’Amérique!
Je m’empare de vos accords puissants, les diversifie, puis joyeusement les passe à ceux qui sont en avant.
 
 
Moi aussi je chante des cantiques au soleil, lorsqu’il s’annonce ou qu’il est midi, ou qu’il se couche, comme à cette heure,
Moi aussi je sens mes pulsations répondre au cerveau et à la beauté de la terre et à tout ce qui croît sur la terre,
Moi aussi j’ai entendu l’appel irrésistible de moi-même.
 
 
J’ai descendu le Mississipi sur un vapeur,
J’ai vagué par les prairies,
J’ai vécu, j’ai regardé par les fenêtres de mes yeux,
J’ai marché dans le matin, j’ai regardé la lumière poindre à l’orient,
Je me suis baigné sur la plage de la mer du Levant, puis sur la plage de la mer du Ponant,
J’ai flâné dans les rues de Chicago, la cité de l’intérieur, et en quelque rue que j’aie porté mes pas,
Que ce soit dans les villes ou les bois silencieux, ou même au milieu des spectacles de la guerre,
Partout où j’ai été, je me suis saturé de contentement et de triomphe.
 
 
Je chante jusqu’au bout les égalités, les modernes ou les anciennes,
Je chante les fins éternelles des choses,
Je dis que la Nature est continue, que la gloire est continue,
J’élève ma louange d’une voie électrique,
Car je ne découvre pas une seule imperfection dans l’univers,
Et je ne découvre pas une seule cause ni un seul résultat qui soit à déplorer en fin de compte dans l’univers.
 
 
O soleil couchant! Quoique l’heure soit venue,
Je module encore sous toi, si nul autre ne te chante, mon hymne d’adoration sans mélange.
 

AU MOMENT OU ILS TIRENT A LEUR FIN

 
Au moment où ils tirent à leur fin,
Je songe à ce que renferment, en leurs dessous, les poèmes qui précèdent—à ce à quoi j’ai visé en eux,
A la graine que j’ai cherché à planter en eux,
A la joie, la joie délicieuse, qu’à travers maintes années j’ai mise en eux,
(C’est pour eux, oui, pour eux que j’ai vécu, c’est en eux que ma tâche est accomplie),
Je songe à maintes aspirations chéries, à maints rêves et projets:
A travers l’Espace et le Temps fondus en un chant, à travers l’identité éternelle s’écoulant comme un flot,
A la Nature qui, dans sa circonférence, les embrasse, qui embrasse Dieu, au tout joyeux, électrique,
A la compréhension de la Mort, et à l’acceptation exultante de la Mort à son tour autant que de la vie,
De chanter l’accession de l’homme;
De vous unir, vous, existences diverses et séparées,
D’établir la concordance des montagnes et des rocs et des eaux,
Et des vents du septentrion et des forêts de chêne et de sapin,
Avec toi, ô âme.
 

ADIEU!

 
Pour conclure, j’annonce ce qui viendra après moi.
 
 
Je me rappelle ce que j’ai dit avant que mes feuilles ne jaillissent,
Que je voulais élever ma voix joyeuse et forte par rapport aux fins.
 
 
Quand l’Amérique fera ce qui a été promis,
Quand à travers ces Etats marcheront cent millions de superbes individus,
Quand les autres s’ouvriront pour donner naissance à des individus superbes et y collaborer,
Quand des rejetons sortis des mères les plus accomplies caractériseront l’Amérique,
Alors pour moi et mes poèmes sera réalisée notre attente, comme elle le doit.
 
 
J’ai poussé en avant de mon propre chef,
J’ai chanté le corps et l’âme, j’ai chanté la guerre et la paix, et les hymnes de la vie et de la mort,
Et les hymnes de la naissance, et j’ai montré que multiples étaient les naissances.
 
 
J’ai proposé mon style à chacun, j’ai pérégriné d’un pas confiant;
Pendant que mon plaisir est encore à son plein, je murmure: Adieu!
Et prends la main de la jeune femme et la main du jeune homme pour la dernière fois.
 
 
J’annonce des êtres de la nature qui se lèveront,
J’annonce le triomphe de la justice,
J’annonce une liberté et une égalité sans restriction,
J’annonce la justification de la candeur et la justification de la fierté.
 
 
J’annonce que l’identité de ces Etats n’est qu’une seule et unique identité,
J’annonce une Union de plus en plus compacte et indissoluble,
J’annonce des splendeurs et des majestés de nature à rendre insignifiante toute la politique antérieure de la terre.
 
 
J’annonce l’affection virile, je déclare qu’elle sera illimitée, affranchie de tous liens,
Je dis que vous trouverez encore l’ami que vous cherchiez.
 
 
J’annonce un homme ou une femme à venir, peut-être êtes-vous celui-là, (Adieu!)
J’annonce le grand individu, fluide comme la Nature, chaste, aimant, compatissant, armé de pied en cap.
 
 
J’annonce une vie qui sera copieuse, véhémente, spirituelle, hardie,
J’annonce une fin qui, d’un cœur léger et allègre, accueillera son transfert.
J’annonce des myriades de jeunes gens, superbes, géants, au sang pur,
J’annonce une race de splendides et sauvages vieillards.
 
 
O comme tout cela accourt, serré et rapide—(Adieu!)
O comme tout cela m’entoure et me presse à m’étouffer,
Je vois trop de choses à prédire, l’avenir signifie davantage que je ne croyais,
Il me semble que je vais mourir.
 
 
Hâte-toi, mon gosier, de faire entendre tes derniers sons,
Salue-moi—salue encore une fois les jours. Pousse encore une fois l’antique clameur.
 
 
Je jette mon cri électrique, je mets à contribution l’atmosphère,
Je lance un coup d’œil au hasard, au fur et à mesure que je remarque chacun, je l’absorbe en moi,
Je vais d’une allure rapide, mais je m’arrête un petit moment,
Je remets de curieux messages enveloppés,
Je laisse tomber dans la poussière, comme une semence éthérée, des étincelles brûlantes,
Je m’ignore, j’obéis à l’ordre reçu sans me hasarder jamais à le discuter,
Je laisse aux âges et à d’autres après eux la germination de la semence,
Aux troupes venues de la guerre qui surgira—et c’est eux qui promulgueront les tâches que j’ai assignées,
Je lègue aux femmes certains murmures de moi-même, et leur affection m’expliquera plus clairement,
Aux jeunes hommes j’offre mes problèmes—je ne suis pas un auteur badin—j’éprouve les muscles de leur cerveau;
Et c’est ainsi que je passe, faisant entendre un peu de temps ma voix, visible, paradoxal;
Après cela je ne serai plus qu’un écho mélodieux, que pour saisir on se penchera ardemment, (la mort m’aura rendu réellement immortel),
Le meilleur de moi apparaîtra alors que je ne serai plus visible, car c’est en vue de ce futur que je me suis préparé sans relâche.
 
 
Que me reste-t-il donc à dire, que je suis là à m’attarder et à pauser et à me courber en m’allongeant vers vous sans pouvoir clore ma bouche?
Est-ce là un seul mot d’adieu final?
 
 
Mes chants s’arrêtent, je les abandonne,
De derrière l’écran où je me cachais, je m’avance en personne et vers vous uniquement.
 
 
Camarade, ceci n’est pas un livre:
Celui qui touche ce livre touche un homme,
(Fait-il nuit? Sommes-nous bien seuls ici tous les deux?)
C’est moi que vous tenez et qui vous tiens,
D’entre les pages je jaillis dans vos bras—la mort me fait surgir.
 
 
O comme vos doigts m’assoupissent,
Votre souffle tombe autour de moi comme une rosée, votre pouls est comme une berceuse au tympan de mes oreilles,
Je me sens immergé de la tête aux pieds,
Cela est délicieux—c’est assez.
 
 
Assez, ô acte spontané et secret,
Assez, ô présent qui fuit—assez, ô passé revécu.
 
 
Ami cher, qui que vous soyez, recevez ce baiser,
C’est à vous spécialement que je le donne, ne m’oubliez pas;
Je me sens comme quelqu’un qui, sa journée finie, va pour se retirer un moment,
Je subis de nouveau à cette heure l’un de mes nombreux transferts, je monte les degrés de mes avatars, alors que d’autres sans nul doute m’attendent;
Une sphère inconnue, plus réelle que je ne l’avais rêvée, plus directe, darde ses rayons d’éveil sur moi,—Adieu!
Souvenez-vous de mes paroles, il se peut que je revienne encore,
Je vous chéris, je m’éloigne de la matière,
Je suis comme un être désincarné, triomphant, mort.