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Nouveaux mystères et aventures

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Nouveaux mystères et aventures
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NOTRE DAME DE LA MORT

Chapitre I

Mon existence a été accidentée et la destinée y a fait entrer maintes aventures peu ordinaires. Mais parmi ces incidents, il en est un d’une étrangeté telle que, quand je passe en revue ma vie, tous les autres deviennent insignifiants.

Celui-là surgit au-dessus des brouillards d’autrefois avec un aspect sonore et fantastique, en jetant son ombre sur les années dépourvues d’événements qui le précédèrent et le suivirent.

Cette histoire-là, je ne l’ai pas souvent racontée.

Bien petit est le nombre de ceux qui l’ont entendue de ma propre bouche et c’étaient des gens qui me connaissaient bien.

De temps à autre ils m’ont demandé de faire ce récit devant une réunion d’amis, mais je m’y suis constamment refusé, car je n’ambitionne pas le moine du monde la réputation d’un Munchausen amateur.

Pourtant, j’ai déféré jusqu’à un certain point à leur désir en mettant par écrit cet exposé des faits qui se rattachent à ma visite à Dunkelthwaite.

Voici la première lettre que m’écrivit John Thurston.

Elle est datée d’avril 1862.

Je la prends dans mon bureau et la copie textuellement:

«Mon cher Lawrence.

«Si vous saviez à quel point je suis dans la solitude et l’ennui, je suis certain que vous auriez pitié de moi et que vous viendrez partager mon isolement.

«Souvent vous avez vaguement promis de visiter Dunkelthwaite et de venir jeter un coup d’œil sur les landes du Yorkshire. Quel moment serait plus favorable qu’aujourd’hui pour votre voyage?

«Certes, je sais que vous êtes accablé de besogne, mais comme en ce moment vous n’avez pas de cours à suivre, vous seriez tout aussi à votre aise pour étudier que vous l’êtes dans Bakerstreet.

«Emballez donc vos livres comme un bon garçon que vous êtes et arrivez.

«Nous avons une chambrette bien confortable pourvue d’un bureau et d’un fauteuil qui sont juste ce qu’il vous faut pour travailler.

«Faites-moi savoir quand nous pourrons vous attendre.

«En vous disant que je suis seul, je n’entends point dire par là qu’il n’y ait personne chez moi. Au contraire, nous formons une maisonnée assez nombreuse.

«Tout d’abord, naturellement, comptons mon pauvre oncle Jérémie, bavard et maniaque, qui va et vient en chaussons de lisière, et compose, selon son habitude, de mauvais vers à n’en plus finir.

«Je crois vous avoir fait connaître ce dernier trait de son caractère la dernière fois que nous nous nous sommes vus.

«Cela en est arrivé à un tel degré qu’il a un secrétaire dont la tache se réduit à copier et conserver ces épanchements.

«Cet individu, qui se nomme Copperthorne, est devenu aussi indispensable au vieux que sa marotte ou son Dictionnaire universel des Rimes.

«Je n’irai point jusqu’à dire que je m’inquiète de lui, mais j’ai toujours partagé le préjugé de César contre les gens maigres, et pourtant, si nous en croyons les médailles, le petit Jules faisait évidemment partie de cette catégorie.

«En outre, nous avons les deux enfants de notre oncle Samuel, qui ont été adoptés par Jérémie – il y en a eu trois, mais l’un d’eux a suivi la voie de toute chair – et une gouvernante, une brune à l’air distingué, qui a du sang hindou dans les veines.

«Outre ces personnes, il y a trois servantes et le vieux groom.

«Vous voyez par là que nous formons un petit univers dans notre coin écarté.

«Ce qui n’empêche, mon cher Hugh, que je meurs d’envie de voir une figure sympathique et d’avoir un compagnon agréable.

«Comme je donne à fond dans la chimie, je ne vous dérangerai pas dans vos études. Répondez par le retour du courrier à votre solitaire ami.

«John H. Thurston.»

À l’époque où je reçus cette lettre, j’habitais Londres et je travaillais ferme en vue de l’examen final qui devait me donner le droit d’exercer la médecine.

Thurston et moi, nous avions été amis intimes à Cambridge, avant que j’eusse commencé l’étude de la médecine et j’avais grand désir de le revoir.

D’autre part, je craignais un peu que, malgré ses assertions, mes études n’eussent à souffrir de ce déplacement.

Je me représentais le vieillard retombé en enfance, le secrétaire maigre, la gouvernante distinguée, les deux enfants, probablement des enfants gâtés et tapageurs, et j’arrivai à conclure que quand tout cela et moi nous serions bloqués ensemble dans une maison à la campagne, il resterait bien peu de temps pour étudier tranquillement.

Après deux jours de réflexion, j’avais presque résolu de décliner l’invitation, lorsque je reçus du Yorkshire une autre lettre encore plus pressante que la première:

«Nous attendons des nouvelles de vous à chaque courrier, disait mon ami, et chaque fois qu’on frappe je m’attends à recevoir un télégramme qui m’indique votre train.

«Votre chambre est toute prête, et j’espère que vous la trouverez confortable.

«L’oncle Jérémie me prie de vous dire combien il sera heureux de vous voir.

«Il aurait écrit, mais il est absorbé par la composition d’un grand poème épique de cinq mille vers ou environ.

«Il passe toute la journée à courir d’une chambre à l’autre, ayant toujours sur les talons Copperthorne, qui, pareil au monstre de Frankenstein, le suit à pas comptés, le calepin et le crayon à la main, notant les savantes paroles qui tombent de ses lèvres.

«À propos, je crois vous avoir parlé de la gouvernante brune si pleine de chic.

«Je pourrais me servir d’elle comme d’un appât pour vous attirer, si vous avec gardé votre goût pour les études d’ethnologie.

«Elle est fille d’un chef hindou, qui avait épousé une Anglaise. Il a été tué pendant l’Insurrection en combattant contre nous; ses domaines ayant été confisqués par le Gouvernement, sa fille, alors âgée de quinze ans, s’est trouvée presque sans ressource.

«Un charitable négociant allemand de Calcutta l’adopta, paraît-il, et l’amena en Europe avec sa propre fille.

«Celle-ci mourut et alors miss Warrender – nous l’appelons ainsi, du nom de sa mère – répondit à une annonce insérée par mon oncle, et c’est ainsi que nous l’avons connue.

«Maintenant, mon vieux, n’attendez pas qu’on vous donne l’ordre de venir, venez tout de suite.»

Il y avait dans la seconde lettre d’autres passages qui m’interdisent de la reproduire intégralement.

Il était impossible de tenir bon plus longtemps devant l’insistance de mon vieil ami.

Aussi tout en pestant intérieurement, je me hâtai d’emballer mes livres, je télégraphiai le soir même, et la première chose que je fis le lendemain matin, ce fut de partir pour le Yorkshire.

Je me rappelle fort bien que ce fut une journée assommante, et que le voyage me parut interminable, recroquevillé comme je l’étais dans le coin d’un wagon à courants d’air, où je m’occupais à tourner et retourner mentalement maintes questions de chirurgie et de médecine.

On m’avait prévenu que la petite gare d’Ingleton, à une quinzaine de milles de Tarnforth, était la plus rapprochée de ma destination.

J’y débarquai à l’instant même où John Thurston arrivait au grand trot d’un haut dog-cart par la route de la campagne.

Il agita triomphalement son fouet en m’apercevant, poussa brusquement son cheval, sauta à bas de voiture, et de là sur le quai.

– Mon cher Hugh, s’écria-t-il, je suis ravi de vous voir. Comme vous avez été bon de venir!

Et il me donna une poignée de main que je sentis jusqu’à l’épaule.

– Je crains bien que vous ne me trouviez un compagnon désagréable maintenant que me voilà, répondis-je. Je suis plongé jusque par dessus les yeux dans ma besogne.

– C’est naturel, tout naturel, dit-il avec sa bonhomie ordinaire. J’en ai tenu compte, mais nous aurons quand même le temps de tirer un ou deux lapins. Nous avons une assez longue trotte à faire, et vous devez être complètement gelé, aussi nous allons repartir tout de suite pour la maison.

Et l’on se mit à rouler sur la route poussiéreuse.

Je crois que votre chambre vous plaira, remarqua mon ami. Vous vous trouverez bientôt comme chez vous. Vous savez, il est fort rare que je séjourne à Dunkelthwaite, et je commence à peine à m’installer et à organiser mon laboratoire. Voici une quinzaine que j’y suis. C’est un secret connu de tout le monde que je tiens une place prédominante dans le testament du vieil oncle Jérémie. Aussi mon père a-t-il cru que c’était un devoir élémentaire pour moi de venir et de me montrer poli. Étant donnée la situation, je ne puis guère me dispenser de me faire valoir un peu de temps en temps.

– Oh! certes, dis-je.

– En outre, c’est un excellent vieux bonhomme. Cela vous divertira de voir notre ménage. Une princesse comme gouvernante, cela sonne bien, n’est-ce pas? Je m’imagine que notre imperturbable secrétaire s’est hasardé quelque peu de ce côté-là. Relevez le collet de votre pardessus, car il fait un vent glacial.

La route franchit une série de collines faibles, pelées, dépourvues de toute végétation, à l’exception d’un petit nombre de bouquets de ronces, et d’un mince tapis d’une herbe coriace et fibreuse, où un troupeau épais de moutons décharnés, à l’air affamé, cherchaient leur nourriture.

Nous descendions et montions tour à tour dans un creux, tantôt au sommet d’une hauteur, d’où nous pouvions voir les sinuosités de la route, comme un mince fil blanc passant d’une colline à une autre plus éloignée.

Çà et là, la monotonie du paysage était diversifiée par des escarpements dentelés, formés par de rudes saillies du granit gris.

On eût dit que le sol avait subi une blessure effrayante par où les os fracturés avaient percé leur enveloppe.

Au loin se dressait une chaîne de montagnes que dominait un pic isolé surgissant parmi elles, et se drapant coquettement d’une guirlande de nuages, où se réfléchissait la nuance rouge du couchant.

 

– C’est Ingleborough, dit mon compagnon en me désignant la montagne avec son fouet, et ici ce sont les Landes du Yorkshire. Nulle part en Angleterre, vous ne trouverez de région plus sauvage, plus désolée. Elle produit une bonne race d’hommes. Les milices sans expérience qui battirent la chevalerie écossaise à la Journée de l’Étendard venaient de cette partie du pays. Maintenant, sautez à bas, vieux camarade, et ouvrez la porte.

Nous étions arrivés à un endroit où un long mur couvert de mousse s’étendait parallèlement à la route.

Il était interrompu par une porte cochère en fer, à moitié disloquée, flanquée de deux piliers, au haut desquels des sculptures, taillées dans la pierre, paraissaient représenter quelque animal héraldique, bien que le vent et la pluie les eussent réduites à l’état de blocs informes.

Un cottage en ruine qui avait peut-être, il y a longtemps, servi de loge, se dressait, à l’un des côtés.

J’ouvris la porte d’une poussée, et nous parcourûmes une avenue longue et sinueuse, encombrée de hautes herbes, au sol inégal, mais bordée de chênes magnifiques, dont les branches, en s’entremêlant au-dessus de nous, formaient une voûte si épaisse que le crépuscule du soir fit place soudain à une obscurité complète.

– Je crains que notre avenue ne vous impressionne pas beaucoup, dit Thurston, en riant. C’est une des idées du vieux bonhomme, de laisser la nature agir en tout à sa guise. Enfin, nous voici à Dunkelthwaite.

Comme il parlait, nous contournâmes un détour de l’avenue marqué par un chêne patriarcal qui dominait de beaucoup tous les autres, et nous nous trouvâmes devant une grande maison carrée, blanchie à la chaux, et précédée d’une pelouse.

Tout le bas de l’édifice était dans l’ombre, mais en haut une rangée de fenêtres, éclairées d’un rouge de sang, scintillaient au soleil couchant.

Au bruit des roues, un vieux serviteur en livrée vint, tout courant, prendre la bride du cheval dès que nous avançâmes.

– Vous pouvez le rentrer à l’écurie, Élie, dit mon ami, dès que nous eûmes sauté à bas… Hugh, permettez-moi de vous présenter à mon oncle Jérémie.

– Comment allez-vous? Comment allez-vous? dit une voix chevrotante et fêlée.

Et, levant les yeux, j’aperçus un petit homme à figure rouge qui nous attendait debout sous le porche.

Il avait un morceau d’étoffe de coton roulée autour de la tête, comme dans les portraits de Pope et d’autres personnages célèbres du XVIIIe siècle.

Il se distinguait en outre par une paire d’immenses pantoufles.

Cela faisait un contraste si étrange avec ses jambes grêles en forme de fuseaux qu’il avait l’air d’être chaussé de skis, et la ressemblance était d’autant plus frappante qu’il était obligé, pour marcher, de traîner les pieds sur le sol, afin que ces appendices encombrants ne l’abandonnassent pas en route.

– Vous devez être las, Monsieur, et gelé aussi, Monsieur, dit-il d’un ton étrange, saccadé, en me serrant la main. Nous devons être hospitaliers pour vous, nous le devons certainement. L’hospitalité est une de ces vertus de l’ancien monde que nous avons conservées. Voyons, ces vers, quels sont-ils:

Le bras de l’homme du Yorkshire est leste et fort Mais ô! comme il est chaud, le cœur de l’homme du Yorkshire!

«Voilà qui est clair, précis, Monsieur. C’est pris dans un de mes poèmes. Quel est ce poème, Copperthorne?

– La Poursuite de Borrodaile, dit une voix derrière lui, en même temps qu’un homme de haute taille, à la longue figure, venait se placer dans le cercle de lumière que projetait la lampe suspendue en haut du porche.

John nous présenta, et je me souviens que le contact de sa main me parut visqueux et désagréable.

Cette cérémonie accomplie, mon ami me conduisit à ma chambre, en me faisant traverser bien des passages et des corridors reliés entre eux à la façon de l’ancien temps par des marches inégales.

Chemin faisant, je remarquai l’épaisseur des murs, l’étrangeté et la variété des pentes du toit, qui faisait supposer l’existence d’espaces mystérieux dans les combles.

La chambre qui m’était destinée était, ainsi que me l’avait dit John, un charmant petit sanctuaire, où pétillait un bon feu, et où se trouvait une étagère bien garnie de livres.

Et, en mettant mes pantoufles, je me dis que j’aurais eu tort sans doute de refuser cette invitation à venir dans le Yorkshire.

Chapitre II

Lorsque nous descendîmes à la salle à manger, le reste de la maisonnée était déjà réuni pour le dîner.

Le vieux Jérémie, toujours coiffé de sa singulière façon, occupait le haut bout de la table.

À côté de lui, et à droite, était une jeune dame très brune, à la chevelure et aux yeux noirs, qui me fut présentée sous le nom de miss Warrender.

À côté d’elle étaient assis deux jolis enfants, un garçon et une fille, ses élèves, évidemment.

J’étais placé vis-à-vis d’elle, ayant à ma gauche Copperthorne.

Quant à John, il faisait face à son oncle.

Je crois presque voir encore l’éclat jaune de la grande lampe à huile qui projetait des lumières et des ombres à la Rembrandt sur ce cercle de figures, parmi lesquelles certaines étaient destinées à prendre tant d’intérêt pour moi.

Ce fut un repas agréable, en dehors même de l’excellence de la cuisine et de l’appétit qu’avait aiguisé mon long voyage.

Enchanté d’avoir trouvé un nouvel auditeur, l’oncle Jérémie débordait d’anecdotes et de citations.

Quant à miss Warrender et à Copperthorne, ils ne causèrent pas beaucoup, mais tout ce que dit ce dernier révélait l’homme réfléchi et bien élevé.

Pour John, il avait tant de souvenirs de collège et d’événements postérieurs à rappeler que je crains qu’il n’ait fait maigre chair.

Lorsqu’on apporta le dessert, miss Warrender emmena les enfants. L’oncle Jérémie se retira dans la bibliothèque, d’où nous arrivait le bruit assourdi de sa voix, pendant qu’il dictait à son secrétaire.

Mon vieil ami et moi, nous restâmes quelque temps devant le feu à causer des diverses aventures qui nous étaient arrivées depuis notre dernière rencontre.

– Eh bien, que pensez-vous de notre maisonnée? me demanda-t-il enfin, en souriant.

Je répondis que j’étais fort intéressé par ce que j’en avais vu.

– Votre oncle est tout à fait un type. Il me plaît beaucoup.

– Oui, il a le cœur excellent avec toutes les originalités. Votre arrivée l’a tout à fait ragaillardi, car il n’a jamais été complètement lui-même depuis la mort de la petite Ethel. C’était la plus jeune des enfants de l’oncle Sam. Elle vint ici avec les autres, mais elle eut, il y a deux mois environ, une crise nerveuse ou je ne sais quoi dans les massifs. Le soir, on l’y trouva morte. Ce fut un coup des plus violents pour le vieillard.

– Ce dut être aussi fort pénible pour miss Warrender, fis-je remarquer.

– Oui, elle fut très affligée. À cette époque, elle n’était ici que depuis une semaine. Ce jour-là elle était allée en voiture à Kirby-Lonsdale pour faire quelque emplette.

– J’ai été très intéressé, dis-je, par tout ce que vous m’avez raconté à son sujet. Ainsi donc, vous ne plaisantiez pas, je suppose.

– Non, non, tout est vrai comme l’Évangile. Son père se nommait Achmet Genghis Khan. C’était un chef à demi indépendant quelque part dans les provinces centrales. C’était à peu près un païen fanatique, bien qu’il eût épousé une Anglaise. Il devint camarade avec le Nana, et eut quelque part dans l’affaire de Cawnpore, si bien que le gouvernement le traita avec une extrême rigueur.

– Elle devait être tout à fait femme quand elle quitta sa tribu, dis-je. Quelle est sa manière de voir en affaire de religion? Tient-elle du côté de son père ou de celui du sa mère?

– Nous ne soulevons jamais cette question, répondit mon ami. Entre nous, je ne la crois pas très orthodoxe. Sa mère était sans doute une femme de mérite. Outre qu’elle lui a appris l’anglais, elle se connaît assez bien en littérature française et elle joue d’une façon remarquable. Tenez, écoutez-la.

Comme il parlait, le son d’un piano se fit entendre dans la pièce voisine, et nous nous tûmes pour écouter.

Tout d’abord la musicienne piqua quelques touches isolées, comme si elle se demandait s’il fallait continuer.

Puis, ce furent des bruits sonores, discordants, et soudain de ce chaos sortit enfin une harmonie puissante, étrange, barbare, avec des sonorités de trompette, des éclats de cymbales. Et le jeu devenant de plus en plus énergique, devint une mélodie fougueuse, qui finit par s’atténuer et s’éteindre en un bruit désordonné comme au début.

Puis, nous entendîmes le piano se refermer, et la musique cessa.

– Elle fait ainsi tous les soirs, remarqua mon ami. C’est quelque souvenir de l’Inde, à ce que je suppose. Pittoresque, ne trouvez-vous pas? Maintenant ne vous attardez pas ici plus longtemps que vous ne voudriez. Votre chambre est prête, dès que vous voudrez vous mettre au travail.

Je pris mon compagnon au mot, et le laissai avec son oncle et Copperthorne qui étaient revenus dans la pièce.

Je montai chez moi et étudiai pendant deux heures la législation médicale.

Je me figurais que ce jour-là je ne verrais plus aucun des habitants de Dunkelthwaite, mais je me trompais, car vers dix heures l’oncle Jérémie montra sa petite tête rougeaude dans la chambre:

– Êtes-vous bien logé à votre aise? demanda-t-il.

– Tout est pour le mieux, je vous remercie, répondis-je.

– Tenez bon. Serez sûr de réussir, dit-il en son langage sautillant. Bonne nuit.

– Bonne nuit, répondis-je.

– Bonne nuit, dit une autre voix venant du corridor.

Je m’avançai pour voir, et j’aperçus la haute silhouette du secrétaire qui glissait à la suite du vieillard comme une ombre noire et démesurée.

Je retournai à mon bureau et travaillai encore une heure.

Puis je me couchai, et je fus quelque temps avant de m’endormir, en songeant à la singulière maisonnée dont j’allais faire partie.

Chapitre III

Le lendemain je fus sur pied de bonne heure et me rendis sur la pelouse, où je trouvai miss Warrender occupée à cueillir des primevères, dont elle faisait un petit bouquet pour orner la table au déjeuner.

Je fus près d’elle avant qu’elle me vît et ne pus m’empêcher d’admirer sa beauté et sa souplesse pendant qu’elle se baissait pour cueillir les fleurs.

Il y avait dans le moindre de ses mouvements une grâce féline que je ne me rappelais avoir vue chez aucune femme.

Je me ressouvins des paroles de Thurston au sujet de l’impression qu’elle avait produite sur le secrétaire, et je n’en fus plus surpris.

En entendant mon pas, elle se redressa, et tourna vers moi sa belle et sombre figure.

– Bonjour, miss Warrender, dis-je. Vous êtes matinale comme moi.

– Oui, répondit-elle, j’ai toujours eu l’habitude de me lever avec le jour.

– Quel tableau étrange et sauvage! remarquai-je en promenant mon regard sur la vaste étendue des landes. Je suis un étranger comme vous-même dans ce pays. Comment le trouvez-vous?

– Je ne l’aime pas, dit-elle franchement. Je le déteste. C’est froid, terne, misérable. Regardez cela, et elle leva son bouquet de primevères, voilà ce qu’ils appellent des fleurs. Elles n’ont pas même d’odeur.

– Vous avez été accoutumée à un climat plus vivant et à une végétation tropicale.

– Oh! je le vois, master Thurston vous a parlé de moi, dit-elle avec un sourire. Oui, j’ai été accoutumée à mieux que cela.

Nous étions debout près l’un de l’autre, quand une ombre apparut entre nous.

Me retournant, j’aperçus Copperthorne resté debout derrière nous.

Il me tendit sa main maigre et blanche avec un sourire contraint.

– Il semble que vous êtes déjà en état de trouver tout seul votre chemin, dit-il en portant ses regards alternativement de ma figure à celle de miss Warrender. Permettez-moi de tenir ces fleurs pour vous, Miss.

– Non, merci, dit-elle d’un ton froid. J’en ai cueilli assez, et je vais entrer.

Elle passa rapidement à côté de lui, et traversa la pelouse pour retourner à la maison.

Copperthorne la suivit des yeux en fronçant le sourcil.

– Vous êtes étudiant en médecine, master Lawrence, me dit-il, en se tournant vers moi et frappant le sol d’un pied, avec un mouvement saccadé, nerveux, tout en parlant.

– Oui, je le suis.

– Oh! nous avons entendu parler de vous autres, étudiants en médecine, fit-il en élevant la voix et l’accompagnant d’un petit rire fêlé. Vous êtes de terribles gaillards, n’est-ce pas? Nous avons entendu parler de vous. Il est inutile de vouloir vous tenir tête.

 

– Monsieur, répondis-je, un étudiant en médecine est d’ordinaire un gentleman.

– C’est tout à fait vrai, dit-il en changeant de ton. Certes, je ne voulais que plaisanter.

Néanmoins je ne pus m’empêcher de remarquer que pendant tout le déjeuner, il ne cessa d’avoir les yeux fixés sur moi, tandis que miss Warrender parlait, et si je hasardais une remarque, aussitôt son regard se portait sur elle.

On eût dit qu’il cherchait à deviner sur nos physionomies ce que nous pensions l’un de l’autre.

Il s’intéressait évidemment plus que de raison à la belle gouvernante, et il n’était pas moins évident que ses sentiments n’étaient payés d’aucun retour.

Nous eûmes ce matin-là une preuve visible de la simplicité naturelle de ces bonnes gens primitifs du Yorkshire.

À ce qu’il paraît, la domestique et la cuisinière, qui couchaient dans la même chambre, furent alarmées pendant la nuit par quelque chose que leurs esprits superstitieux transformèrent en une apparition.

Après le déjeuner, je tenais compagnie à l’oncle Jérémie, qui, grâce à l’aide constante de son souffleur, émettait à jet contenu des citations de poésies de la frontière écossaise, lorsqu’on frappa à la porte.

La domestique entra.

Elle était suivie de près par la cuisinière, personne replète mais craintive.

Elles s’encourageaient, se poussaient mutuellement.

Elles débitèrent leur histoire par strophe et antistrophe, comme un chœur grec, Jeanne parlant jusqu’à ce que l’haleine lui manquât, et laissant alors la parole à la cuisinière qui se voyait à son tour interrompue.

Une bonne partie de ce qu’elles dirent resta à peu près inintelligible pour moi, à raison du dialecte extraordinaire qu’elles employaient, mais je pus saisir la marche générale de leur récit.

Il paraît que pendant les premières heures du jour, la cuisinière avait été réveillée par quelque chose qui lui touchait la figure.

Se réveillant tout à fait, elle avait vu une ombre vague debout près de son lit, et cette ombre s’était glissée sans bruit hors de la chambre.

La domestique s’était éveillée au cri poussé par la cuisinière et affirmait carrément avoir vu l’apparition.

On eût beau les questionner en tous sens, les raisonner, rien ne put les ébranler, et elles conclurent en donnant leurs huit jours, preuve convaincante de leur bonne foi et de leur épouvante.

Elles parurent extrêmement indignées de notre scepticisme et cela finit par leur sortie bruyante, ce qui produisit de la colère chez l’oncle Jérémie, du dédain cher Copperthorne, et me divertit beaucoup.

Je passai dans ma chambre presque toute ma seconde journée de visite, et j’avançai considérablement ma besogne.

Le soir, John et moi, nous nous rendîmes à la garenne de lapins avec nos fusils.

En revenant, je contai à John la scène absurde qu’avaient faite le matin les domestiques, mais il ne me parut pas qu’il en saisît, autant que moi, le côté grotesque.

– C’est un fait, dit-il, que dans les très vieilles demeures comme celle-ci, où la charpente est vermoulue et déformée, on voit quelquefois certains phénomènes curieux qui prédisposent l’esprit à la superstition. J’ai déjà entendu, depuis que je suis ici, pendant la nuit, une ou deux choses qui auraient pu effrayer un homme nerveux et à plus forte raison une domestique ignorante. Naturellement, toutes ces histoires d’apparitions sont de pures sottises, mais une fois que l’imagination est excitée, il n’y a plus moyen de la retenir.

– Qu’avez-vous donc entendu? demandai-je, fort intéressé.

– Oh! rien qui en vaille la peine, répondit-il. Voici les bambins et miss Warrender. Il ne faut pas causer de ces choses en sa présence. Autrement elle nous donnera les huit jours, elle aussi, et ce serait une perte pour la maison.

Elle était assise sur une petite barrière placée à la lisière du bois qui entoure Dunkelthwaite, les deux enfants appuyés sur elle de chaque côté, leurs mains jointes autour de ses bras, et leurs figures potelées tournées vers la sienne.

C’était un joli tableau.

Nous nous arrêtâmes un instant à le contempler.

Mais elle nous avait entendus approcher.

Elle descendit d’un bond et vint à notre rencontre, les deux petits trottinant derrière elle.

– Il faut que vous m’aidiez du poids de votre autorité, dit-elle à John. Ces petits indociles aiment l’air du soir, et ne veulent pas se laisser persuader de rentrer.

– Veux pas rentrer, dit le garçon d’un ton décidé. Veux entendre le reste de l’histoire.

– Oui, l’histoire, zézaya la petite.

– Vous saurez le reste de l’histoire demain, si vous êtes sages. Voici M. Lawrence qui est médecin. Il vous dira qu’il ne vaut rien pour les petits garçons et les petites filles de rester dehors quand la rosée tombe.

– Ainsi donc vous écoutiez une histoire? demanda John pendant que nous nous remettions en route.

– Oui, une bien belle histoire, dit avec enthousiasme le bambin. Oncle Jérémie nous en dit des histoires, mais c’est en poésie, et elles ne sont pas, oh! non, pas si jolies que les histoires de miss Warrender. Il y en a une, où il y a des éléphants.

– Et des tigres, et de l’or, continua la fillette.

– Oui, on fait la guerre, on se bat et le roi des Cigares…

– Des Cipayes, mon ami, corrigea la gouvernante.

– Et les tribus dispersées qui se reconnaissent entre elles par le moyen de signes, et l’homme qui a été tué dans la forêt. Elle sait des histoires magnifiques. Pourquoi ne lui demandez-vous pas de vous en raconter une, cousin John?

– Vraiment, miss Warrender, dit mon compagnon, vous avez piqué notre curiosité. Il faut que vous nous contiez ces merveilles.

– À vous, elles paraîtraient assez sottes, répondit-elle en riant. Ce sont simplement quelques souvenirs de ma vie passée.

Comme nous suivions lentement le sentier qui traverse le bois, nous vîmes Copperthorne arriver en sens opposé.

– Je vous cherchais tous, dit-il en feignant maladroitement un ton jovial, je voulais vous informer qu’il est l’heure de dîner.

– Nos montres nous l’ont déjà dit, répondit John d’une voix qui me parut plutôt bourrue.

– Et vous avez couru le lapin ensemble, dit le secrétaire, en marchant à pas comptés près de nous.

– Pas ensemble, répondis-je, nous avons rencontré miss Warrender et les enfants, en revenant.

– Oh! miss Warrender est allée à votre rencontre, quand vous reveniez, dit-il.

Cette façon de retourner promptement le sens de mes paroles, et le ton narquois qu’il y mit, me vexèrent au point que j’eusse répondu par une vive riposte, si je n’avais pas été retenu par la présence de la jeune dame.

Au même moment, je tournai les yeux vers la gouvernante et je vis briller dans son regard un éclair de colère à l’adresse de l’interlocuteur, ce qui me prouva qu’elle partageait mon indignation.

Aussi fus-je bien surpris cette même nuit quand, vers dix heures, m’étant mis à la fenêtre de ma chambre, je les vis se promenant ensemble au clair de lune et causant avec animation.

Je ne sais comment cela se fit, mais cette vue m’agita au point qu’après quelques vains efforts pour reprendre mes études, je mis mes livres de côté et renonçai au travail pour ce soir-là.

Vers onze heures, je regardai de nouveau, mais ils n’étaient plus là.

Bientôt après j’entendis le pas traînant de l’oncle Jérémie et le pas ferme et lourd du secrétaire, quand ils remontèrent l’escalier qui menait à leurs chambres à coucher, situées à l’étage supérieur.